Récits écrits en confinement
Bonjour, me voici encore une fois à vous remercier d’avoir partagé avec moi cette passion d’aller à la découverte des histoires de vie des manuscrits avant qu’ils ne deviennent des livres.
Si vous aviez été très nombreux à me faire part de vos découvertes de la rocambolesque histoire de la vie des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci – dont l’œuvre nous rappelle la nécessité de nous engager dans la vie collective et jouer notre rôle de citoyen lorsqu’il s’agit d’œuvrer pour donner l’accès à la connaissance et au savoir pour tous, vous étiez encore plus nombreux et plus réactifs pour me faire part de vos découvertes de l’émouvante histoire de vie du journal de Victor Klemperer. Emouvante parce que l’histoire de cette œuvre est aussi l’histoire d’un couple dont l’écriture était le socle sur lequel Victor et Eva Klemperer ont pu construire un amour réciproque si inébranlable qu’il a pu sauver un homme et son œuvre. Une œuvre d’une grande exigence et fondamentale pour penser l’usage que nous faisons de la langue dans le collectif, tout particulièrement lorsque les temps sont troubles et incertains comme celui que nous vivons actuellement.
A ce moment où nous sortons peu à peu des contraintes imposées par la nécessité du confinement pour sauver nos vies et celles des autres, nous apprêtant à affronter un « festival d’incertitudes » comme l’a si bien dit Edgar Morin, avant que nous puissions trouver les bons outils pour bâtir le monde d’après, j’aimerais partager avec vous l’extraordinaire histoire de la naissance de l’œuvre d’André Gorz. L’œuvre d’un métis inauthentique, d’un type pas vraiment sérieux, comme il aimait se définir, mais dont l’héritage intellectuel, philosophique et politique est d’une rare clairvoyance et authentique cohérence dont une lecture sérieuse pourrait nous aider à penser le monde présent, dans ce qu’il a de pire et nous aider à penser et à bâtir le monde à venir dans ce qu’il pourra avoir de meilleur, pour la planète, donc pour nous.
Parlons donc d’André Gorz
Philosophe et journaliste, André Gorz est né Gerhard Hirsch à Vienne le 9 février 1923, d’un père juif et d’une mère catholique…et antisémite. C’est dans ce terrain miné par des conflits culturels que va grandir le jeune garçon qui, ne se reconnaissant ni s’identifiant à aucune culture, ne se sentant chez lui nulle part, sera obligé, comme il le dira plus tard, de « trahir » toutes les espérances et attentes parentales, particulièrement les attentes et les exigences démesurées d’une mère envahissante qui ont détruit toute estime de lui-même et toute possibilité de rapports naturels avec les autres. Pour gagner son autonomie il lui a fallu rompre avec sa famille, rejeter sa langue maternelle et définir lui-même les critères de validité des valeurs charriées par toutes les cultures ambiantes. De cette expérience fondatrice du rejet d’appartenir à une seule culture – « ce réservoir d’interprétation des normes, des traditions, des valeurs à partir desquelles se forment et se structurent nos sensibilités, nos goûts, notre sens du beau, du vrai, du juste » – André Gorz bâtira une œuvre dont le fil rouge est l’autonomie de l’individu, son rapport avec les structures aliénantes et tout particulièrement avec le travail tel que le système capitaliste les a érigées : un travail dont les compétences de l’individu sont interchangeables, et un facteur d’aliénation des individus qui, ne trouvant pas de sens à ce qu’ils font, compensent en se créant des besoins inutiles qui alimentent un marché de consommation exploitant de façon illimitée des ressources naturelles limitées.
Par son analyse fine et clairvoyante des dérives de l’économie capitaliste, André Gorz devient, dès les années 70, l’un des principaux penseurs du travail de l’ère des transformations numériques et un des plus influents théoriciens de l’écologie politique.
C’est à lui que revient la paternité du néologisme « décroissance ». « La décroissance, nous dit-il, est un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, d’autres rapports
sociaux sans lequel on ne pourra pas éviter l’effondrement de notre civilisation. Parce que la sortie du capitalisme aura lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. »